Une silhouette familière des vallées ardéchoises

Au hasard d’une balade dans les vallées de la Beaume ou de la Drobie, on croit parfois lire le passé au creux du paysage, dans ce qui ressemble à des escaliers géants de pierres. Sommes-nous face à des œuvres de la nature ou à l’héritage silencieux des paysans d’autrefois ? Les terrasses, aussi appelées faïsses en Ardèche, racontent une aventure humaine vieille de plusieurs siècles. Si leur usage quotidien a disparu pour beaucoup, les traces laissées par ces anciennes cultures en terrasses restent bien visibles – pour peu qu’on sache où et comment les observer.

Comprendre les cultures en terrasses : un peu d’histoire

L’essor des terrasses en Ardèche remonte au Moyen Âge, avec une intensification remarquable entre le XVIe et le XIXe siècle, période où la population atteint son pic (source : Inventaire du patrimoine rural, Parc naturel régional des Monts d’Ardèche). Sur ces pentes escarpées, la création de terrasses – bandes de terre soutenues par des murets de pierres, permettait de :

  • gagner de la surface cultivable dans un paysage abrupt,
  • préserver la terre fertile de l’érosion,
  • cultiver des châtaigniers, de la vigne, des céréales, des oliviers,
  • canaliser l’eau précieuse par des systèmes d’irrigation savants.

Au XIXe siècle, l’Ardèche comptait plus de 20 000 hectares de terrasses, dont la moitié dédiée au châtaignier – arbre nourricier de toute la région (source : Association Châtaignes et Terroirs). La première guerre mondiale, l’exode rural massif, puis les grandes crises agricoles du XXe siècle, ont peu à peu vidé les pentes de leurs paysans et laissé la place à la broussaille.

Où voir les anciennes cultures en terrasses aujourd’hui ?

Les vallées de la Beaume et de la Drobie sont parmi les plus riches pour l’observation de ces paysages modelés. Les villages de Sablières, Joannas, Saint-Mélany ou encore Vernon comptent des kilomètres de faïsses, toujours visibles. Aujourd’hui, même abandonnées, elles dessinent une trame remarquable dans le bocage.

  • Point de vue de Loubaresse : en contrebas, on lit comme une calligraphie de pierre, des enfilades de terrasses encore maintenues, parfois submergées de fougères ou de genêts.
  • Autour de Ribes et Lablachère : certains sentiers traversent d’anciens quartiers viticoles, où la vigne transparaît encore à la faveur de quelques ceps rescapés. Les murets en pierres sèches sont particulièrement préservés à cet endroit.
  • Près de Saint-Mélany : des producteurs réinvestissent des terrasses, l’occasion de comprendre sur place la difficulté de l’entretien et la beauté des gestes transmis.

Chaque saison dévoile une facette différente de ces vestiges : au printemps, les terrasses s’irisent de vert ; à l’automne, les pierres révèlent leur contraste sous la lumière rasante.

Les signes qui ne trompent pas : reconnaître les traces des terrasses

À l’œil aguerri, plusieurs indices signalent la présence d’anciennes cultures en terrasses, même quand la végétation a repris ses droits :

  • Murets de pierres sèches : soubassements, souvent envahis de mousse, dessinant des lignes horizontales à flanc de colline. Certains datent de plus de 200 ans.
  • Vestiges de chemins muletiers : ces sentiers empierrés, parfois bordés de ruines de cabanes, étaient utilisés pour le transport des récoltes.
  • Châtaigniers pluricentenaires : arbres “à panier” ou “à trogne”, souvent seuls au milieu de broussailles, ils marquent l’emplacement d’anciennes parcelles.
  • Marches ou gradins dans les talus : la pente se fait plus douce, preuve de l’ancienne mise en culture.
  • Réseaux de béalières (petits canaux d’irrigation), souvent à sec mais lisibles en hiver.

Bien des habitants soignent encore, par tradition ou nécessité, un pan de talus, un sentier bordé d’un mur, réutilisant les pierres trouvées sur place, dans un geste séculaire et humble.

L’impact sur le paysage et la biodiversité

Contrairement à l’image d’une nature “retrouvée”, l’abandon des terrasses bouleverse l’équilibre écologique de ces vallées :

  • Biodiversité : les terrasses servaient de réservoirs à une multitude d’espèces : lézards, orchidées sauvages, chauves-souris… À l’abandon, elles offrent des habitats refuges, mais la fermeture des milieux profite aussi à la broussaille et raréfie certaines espèces de lumière.
  • Érosion : l’écroulement des murs entraîne parfois le lessivage de pans entiers de versants, surtout après de forts orages (source : Observatoire des Terrasses en Ardèche). Depuis 2001, plusieurs épisodes majeurs d’éboulements ont été documentés dans la vallée de la Drobie.
  • Changements paysagers : lorsqu’on compare des photographies du début du XXe siècle et d’aujourd’hui (voir fonds photographiques IGN et Archives départementales de l’Ardèche), on mesure la densité incroyable de murs qui structuraient les pentes, aujourd’hui englobés dans la forêt.

Des initiatives récentes (Parc naturel régional des Monts d’Ardèche) visent à sauvegarder ce patrimoine, à la croisée de l’agronomie, du paysage et du bâti.

Les voix du terrain : anecdotes et retours d’expérience

Marie, productrice de châtaignes à Saint-Mélany, raconte : « Sans les murs, rien ne tiendrait en place. Mon grand-père remontait un mètre de mur chaque année, c’était sans fin. » Pour certains, les murs sont l’objet d’un travail de passionnés : des associations (comme Pierres Sèches) mènent des chantiers de restauration, ouverts à tous.

La transmission est vivace dans certaines familles. On rencontre encore des habitants capables d’identifier la main de tel ou tel “maçon-paysan” selon la taille des pierres ou la technique de pose. D’autres témoignent de souvenirs bruyants : le choc des burins, les châtaigniers taillés au cordeau, les cris des hommes qui s’appelaient d’une terrasse à l’autre.

Revalorisation et usages contemporains : un nouveau souffle ?

Depuis les années 1990, un mouvement de retour à la terre – agriculteurs bio, néo-ruraux, artisans – s’empare à nouveau de certaines terrasses. On y cultive du safran, des petits fruits, on replante de la vigne ou des oliviers (source : Chambre d’Agriculture de l’Ardèche, chiffres 2021). Malgré un entretien exigeant (il faut près de 300 heures pour remonter 100 m2 de mur effondré), ces usages modernes donnent à voir la résilience de ces paysages.

  • Certains gîtes ou chambres d’hôtes proposent des balades guidées autour des terrasses restaurées.
  • Des circuits de randonnée valorisent ces lieux – GR4, GR de Pays Beaume Drobie…
  • La pratique du jardinage en terrasses inspire aujourd’hui de nouvelles générations pour cultiver sur pente, même en dehors de l’Ardèche (voir réseaux Permaculture France).

Une visite attentive, carnet et appareil photo en bandoulière, permet de saisir la force et la fragilité de ce patrimoine en mutation.

Pour aller plus loin : conseils d’observation et de balades

  1. Privilégier la lumière du matin ou du soir : les reliefs des terrasses sont plus visibles avec les ombres rasantes.
  2. Demander conseil à l’office de tourisme ou à un guide local : certains itinéraires ne figurent pas sur les cartes classiques.
  3. Respecter les propriétés privées : beaucoup de terrasses traversées sont encore exploitées ou en lisière de maisons habitées.
  4. Repérer les vieux châtaigniers : souvent en contrebas ou à l’écart du sentier, ils signalent une ancienne activité humaine.
  5. Ne pas hésiter à engager la discussion avec un habitant : les récits transmis oralement sont une source aussi précieuse que les murs eux-mêmes.

Des journées d’initiation à la restauration des terrasses sont organisées chaque année par le Parc naturel régional, ouvertes à tous.

Perspectives et continuité d’un paysage vivant

Observer les traces des anciennes cultures en terrasses en Ardèche, c’est entrer dans le jeu subtil du temps : lire la pierre, toucher l’histoire rurale du bout des doigts, s’émouvoir d’un savoir-faire artisanal qui dialogue encore avec le présent. Plus qu’un simple décor, les faïsses dessinent une mémoire vivante, où des voix, des gestes et des racines se croisent. Entre patrimoine à préserver et ressource pour l’agriculture de demain, elles font du paysage ardéchois un livre ouvert, prêt à nous livrer ses secrets à chaque tournant.

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