Des aménagements sculptés par l’homme : un paysage-palimpseste

Quand on marche dans les Cévennes d’Ardèche, impossible de manquer ces lignes qui scandent les collines : les terrasses en pierre sèche, ou faïsses. Leur présence dessine un damier patient, à flanc de montagne, organisé contre la pente, témoin d’une histoire rurale longue et profondément humaine. Avant d’être une carte postale, ces terrasses témoignent d’une lutte collective et silencieuse contre la pente, la roche, le ruissellement. Mais d’où viennent-elles, pourquoi ce paysage si singulier ? Remonter leur origine, c’est plonger dans un passé où chaque pierre était arrachée à la montagne pour faire germer un peu de vie.

Aux racines de la faïsse : les premiers pas de l’agriculture de pente

Les premières terrasses agricoles dans les Cévennes datent sans doute de l’Antiquité [source : Éditions des Archives Nationales], même si les preuves archéologiques les plus claires apparaissent à partir du Moyen Âge. Les populations cévenoles, confrontées à des pentes abruptes, ont très tôt cherché à apprivoiser la montagne pour y installer blés, vignes, puis châtaigniers.

  • Des murs de soutènement, parfois larges de plus d’un mètre, sont identifiés dès le IXe siècle dans les textes d’actes monastiques, attestant d’une première structuration du paysage.
  • La technique de la pierre sèche, sans liant, permettait de monter des murs solides en optimisant les usages : moindre coût, adaptation locale et réutilisation des pierres extraites lors du décaissement des talus.
  • La transformation des terres incultes en terrasses, nommées localement « faïsses » ou « bancels », a permis, dès le Moyen Âge, d’étendre considérablement la surface agricole utile dans un territoire où chaque mètre carré cultivable comptait.

Les causes de l’expansion

Entre le XVIe et le XIXe siècle, la pression démographique pousse à coloniser toute la montagne. À la Révolution française, la population des Cévennes d’Ardèche atteint un pic, dépassant parfois 90 habitants au km² dans certains secteurs [source : Géocarrefour]. Pour nourrir cette population, il devient impératif de transformer la « montanha » (la montagne, en occitan) en lieux vivriers. Les terrasses redessinent alors le moindre replat, depuis les fonds de vallée jusqu’aux crêtes.

Une réponse à la pente et au climat : ingéniosité et savoir-faire

Les Cévennes d’Ardèche présentent une géologie exigeante : sols acides, forte déclivité, pluviométrie rude. Les terrasses répondent à plusieurs défis : fixer la terre, ralentir l’érosion, retenir l’eau, permettre la culture de produits exigeants comme le châtaignier, la vigne ou l’olivier.

  • Murs en pierre sèche : construit à la main, sans mortier, chaque mur agit comme un filtre, retenant la terre et permettant à l’eau de s’infiltrer sans ruiner les cultures.
  • Orientation des faïsses : elles épousent en courbe la pente, favorisant une meilleure captation du soleil et la circulation de l’air, essentiels pour la maturation des fruits et la conservation des récoltes.
  • Gestion hydrique : des rigoles et des « béalas » (petites canalisations) dirigent l’eau de pluie, évitant l’inondation des cultures en contrebas ; cette irrigation gravitaire trouve ses racines dans l’ingéniosité romaine et s’est adaptée au fil des siècles.

Des savoir-faire se transmettent encore oralement : l’art d’assembler les pierres, de « caler » les blocs-clés dans les angles, de choisir le type de mur (simple ou à double parement) selon la pente et le matériau extrait localement. À Saint-Mélany ou à Sablières, quelques anciens continuent de pratiquer ces gestes, parfois accompagnés de nouveaux habitants revenus restaurer ces ouvrages.

Châtaigneraies et économie vivrière : l’âge d’or des terrasses

À partir du XVe siècle, le châtaignier devient un pilier du système agricole cévenol. Les terrasses lui offrent le cadre idéal : un sol profond, drainé, facile à travailler. On surnomme d’ailleurs l’arbre le « pain des Cévennes », tant sa culture irrigue la vie rurale : farine, aliment pour bétail, bois pour la charpente ou la tonnellerie.

  • Au XIXe siècle, selon l’enquête agricole de 1862, plus de la moitié des surfaces cultivées dans certaines communes des vallées de la Drobie ou de la Beaume sont en terrasses plantées de châtaigniers.
  • En 1850, la région exporte plus de 3 000 tonnes de châtaignes vers Lyon et Marseille [source : Paysages Ardèche].
  • Les faïsses accueillent aussi de la vigne, du mûrier pour l’élevage des vers à soie, de l’olivier ou encore des potagers céréaliers.

Ces terrasses sont entretenues collectivement : lors des « cagnadas », on remonte les pierres éboulées après l’hiver, on répare, on replante. La main-d’œuvre paysanne, nombreuse, fait de l’entretien du paysage un rituel aussi bien social qu’économique.

Rôle dans l’écosystème rural :

  • Limite l’érosion, retient l’humus.
  • Régule les eaux de ruissellement, évite les crues soudaines en aval.
  • Crée une biodiversité spécifique : la faune (lézards, orvets, oiseaux) et la flore (orchidées, fougères) profitent des murets et de l’humidité conservée.

Déclin et renaissance : les terrasses, entre abandon et nouveaux usages

La fin du XIXe siècle sonne le glas de cette économie de la pierre et de la pente. L’exode rural, les maladies du châtaignier (encre, cynips), la concurrence de la châtaigne venue d’Italie ou d’Asie ont raison d’un système vieux de plusieurs siècles. En 1946, plus de 70% des terrasses sont délaissées dans certaines vallées [source : Ministère de la Culture].

Les murettes s’effondrent, les terrasses sont vite reprises par le genêt, le chêne, le buis. Des pans entiers des villages se vident, le paysage s’embroussaille et la mémoire se disperse. Pourtant, depuis les années 1990, un retour à la terre redonne vie à certains secteurs grâce à :

  • La relance du castanéiculture bio : de jeunes agriculteurs s’installent et restaurent les terrasses pour produire des châtaignes d’appellation d’origine protégée (AOP Châtaigne d’Ardèche).
  • Le tourisme rural : la beauté et l’authenticité du paysage des faïsses séduisent vacanciers et néoruraux, générant un nouvel intérêt (sentiers balisés, animations patrimoniales, chantiers bénévoles de restauration).
  • L’engagement associatif : des structures comme Les Terrasses de l’Ardèche ou le Parc naturel régional des Monts d’Ardèche forment à la technique de la pierre sèche, recensent et restaurent les ouvrages remarquables.

La terrasse agricole a su s’inviter dans les débats contemporains sur la gestion durable de l’eau, la lutte contre les incendies, la préservation de la biodiversité. À titre d’exemple, selon des études menées par le Parc des Monts d’Ardèche, une terrasse bien entretenue retient deux à trois fois plus d’eau de pluie qu’un terrain en pente libre [Parc Monts d’Ardèche].

Terrasses, archives de la ruralité et paysage d’avenir

Les terrasses des Cévennes d’Ardèche ne se contentent pas d’habiller les montagnes : elles en racontent la mémoire collective, les solidarités villageoises, les adaptations aux contraintes naturelles. On estime aujourd’hui, selon l’INRA et la Mission Pierres Sèches, que plus de 35 000 km de murs de soutènement subsistent en Ardèche méridionale, soit de quoi relier, en ligne droite, Paris à Pékin ! Pourtant, leur préservation reste fragile, soumise aux choix d’aménagement, au climat, et à la transmission de savoir-faire presque disparus (source : INRA, Mission Pierres Sèches, 2022).

Si observer leurs tracés, c’est lire le passé, parcourir ou restaurer une faïsse aujourd’hui, c’est aussi réinventer la ruralité de demain : un geste pour le territoire, un plaidoyer pour la patience, un hymne discret au génie paysan.

Pour aller plus loin

  • Le Parc naturel régional des Monts d’Ardèche propose des chantiers participatifs autour des murets en pierre sèche.
  • L’excellent livre « La Pierre et le Paysan » de Jean-Pierre Pélissier détaille l’histoire sociale des paysages cévenols.
  • Pour les plus curieux, l’association Les Terrasses de l’Ardèche sensibilise à la restauration et la transmission de ces joyaux d’ingéniosité rurale.

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